Finalement, François Michelin aura passé toute sa vie à apprivoiser la mort. Il n’a que 10 ans lorsque sa mère disparaît. Son père meurt à son tour quatre ans plus tard. Et puis il y a aussi ce fils, dont il avait réussi à faire son successeur à la tête de l’entreprise familiale, qui se tue accidentellement en 2006. Dans sa dernière interview accordée en mai 2013 à Paris Match, François Michelin évoquait son rapport à ces morts, à la mort : « La foi conduit à la notion de vie éternelle. Il n’y a pas de disparition. La vie est changée, elle est totale », prêchait-il une dernière fois avant que la sienne ne bascule définitivement le 29 avril 2015. Celui qui a fait de Michelin l’un des leaders mondiaux du secteur s’est éteint à l’âge de 88 ans.
Né le 15 juin 1926 à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, le jeune orphelin est élevé dans la religion par sa tante, en Savoie. La foi constitue l’une des deux clefs pour comprendre le cheminement de ce patron à la fois atypique et secret. L’autre, c’est l’entreprise de fabrication de gomme de caoutchouc dont son grand-père, sur son lit de mort, lui confie les rênes en 1940, alors que son père vient juste de se tuer dans un accident d’avion.
En attendant qu’il soit en capacité de reprendre l’entreprise familiale, son oncle, Robert Puiseux, assure la régence jusqu’en 1955. Entre-temps, François Michelin, après une licence de mathématiques, suit un parcours initiatique de quatre ans dans les ateliers clermontois. En 1959, il devient cogérant, puis « seul patron après Dieu », comme il aime à le rappeler régulièrement. Début d’un règne papal sans partage, long de 43 ans, qui ne s’achèvera qu’en mai 2002 : les statuts de l’entreprise fixaient une limite d’âge, mais pas de durée de mandat. Gouvernance d’un autre temps, à l’image d’un homme issu d’une autre époque.
La révolution du radial
Tout au long de sa vie François Michelin aura professé un conservatisme social et politique hors d’âge, qui finissait par le rendre iconoclaste et inclassable parmi ses pairs. Chrétien, libéral aux accents réactionnaires, imprégné de personnalisme, il cherchait en permanence à donner un sens aux choses en partant de l’observation des faits, pour mieux prendre ses distances avec les certitudes toutes faites ou les modes.
Ce pragmatisme élevé au rang de philosophie, il l’appliquera dès ses premiers pas de patron en multipliant les usines de pneus à carcasse radiale. Ce procédé révolutionnaire est le fruit de l’imagination d’un obscur ingénieur, Marius Mignol. Il permet de parcourir trois fois plus de kilomètres grâce à une structure métallique. Pourtant, le premier réflexe dans l’entreprise fut d’enterrer le projet. Le brevet est déposé en 1946, mais la commercialisation ne s’effectue qu’au compte-gouttes. Pensez ! Si la durabilité du pneu est augmentée, les usines tourneront moins. Certains considèrent que cela revient à se tirer une balle dans le pied.
François Michelin est le seul à dépasser cette rationalité à courte vue en pensant qu’au contraire, le pneu radial va faire prendre une avance technologique décisive au groupe clermontois. Les faits lui donneront raison. En moins de quatre décennies, le petit fabricant de pneumatiques provincial va devenir le leader mondial du secteur, tour à tour étendard de la France à l’étranger, mais aussi baromètre social de la désindustrialisation hexagonale.
Choc pétrolier et déclin
Car si pendant des années, les constructeurs vont demander et redemander du radial, François Michelin ne voit pas arriver le second choc pétrolier. Au début des années 1980, le groupe a surinvesti. Alors que la demande s’effondre, les pertes se creusent. C’est le début d’un long déclin des effectifs clermontois, qui passeront en l’espace de vingt ans de 30 000 à 15 000 salariés. Pendant plusieurs mois, François Michelin reste prostré, on ne le voit plus à l’usine, des rumeurs sur sa santé commencent à courir.
En 1982, pour sauver l’entreprise, il doit se résoudre à recourir à la puissance publique sous la forme d’un prêt de 4 milliards de francs. Un véritable crève-cœur pour celui qui a toujours fustigé l’interventionnisme sous toutes ses formes : étatique, syndical et même patronal, ce qui l’avait poussé à claquer la porte du Conseil national du patronat français, l’ancêtre du Medef, en 1968, après les accords de Grenelle, reprochant au patron des patrons de l’époque, Paul Huvelin, d’avoir trop lâché sur les salaires et fait le lit de la représentation syndicale.
Pour la première fois de son histoire, au début des années 1980, le Bibendum, emblème du groupe depuis 1898, a donc un genou à terre. Ce ne sera pas la dernière. En 1989, Michelin décide d’accélérer aux Etats-Unis en rachetant Uniroyal Goodrich. Ce virage stratégique est logique dans la mesure où il s’agit du premier marché du monde sur lequel le groupe français passe de 10 à 25 % de parts de marché. Mais François Michelin le négocie dans les pires conditions. Cette acquisition se fait sous la pression de l’ennemi de toujours, le japonais Bridgestone, qui vient de surpayer Firestone. Michelin estime qu’il faut à tout prix ne pas se faire distancer. Mais le timing du rachat d’Uniroyal Goodrich est catastrophique.
Fusion et restructuration
La crise est de retour et Michelin a dû s’endetter énormément. Une nouvelle fois, le pneumaticien passe à deux doigts de la faillite et mettra des années pour digérer son acquisition américaine. François Michelin confie la mission à un jeune dirigeant de 37 ans, qu’il a repéré dès son arrivée dans le groupe : Carlos Ghosn, qui a déjà à son actif le redressement des activités brésiliennes de Michelin au Brésil. En moins de trois ans, il parvient à réussir la fusion au prix d’une lourde restructuration. Se noue alors une confiance entre les deux hommes au point de convaincre François Michelin de faire du futur patron de Renault Nissan le mentor de son fils Edouard, qu’il envoie à ses côtés aux Etats-Unis pour faire ses gammes.
Le fait d’avoir prénommé ce fils Edouard, comme le grand-père de François, le fondateur du groupe, ne tient pas que de la tradition familiale. Le jeune homme a été très tôt destiné à succéder au père, même si celui-ci ne veut pas l’avouer. De fait, en 1996, Carlos Ghosn a vite compris qu’il ne deviendrait jamais patron de Michelin et rejoint Renault. Alors qu’on demande à François Michelin si Edouard va effectivement devenir le quatrième gérant issu de la famille, la prudence lui arrache cette phrase prémonitoire : « Si Dieu lui prête vie. » Le prêt sera de court terme. Quatre ans après l’accession d’Edouard à la direction de Michelin, celui-ci se noie au large de l’île de Sein lors d’une banale partie de pêche. Tout un pan de ce que François Michelin a bâti s’effondre.
Le dernier des Mohicans
L’illusion que la destinée de l’entreprise reste dans le giron familial survit encore quelques années lorsque Michel Rollier, le petit-fils de la tante qui avait élevé François Michelin, succède en 2006 à Edouard.
Même si François Michelin garde toujours un bureau aux Carmes, le siège de l’entreprise, à Clermont-Ferrand, ses allées et venues pour récupérer son courrier sont de plus en plus espacées. Il a du mal à cacher un certain désabusement lorsqu’il regarde l’entreprise se moderniser sous la coupe de son nouveau patron, Jean-Dominique Senard depuis 2012. « Michelin est désormais dirigé par des traders », avait-il lâché un jour. Avec une certaine nostalgie d’un paternalisme et d’un taylorisme assumé, il se définissait lui-même comme le dernier des Mohicans.
En 1988, lorsque M. Michelin propose à ses salariés 20 centimes de l’heure d’augmentation, il feint de s’étonner qu’ils prennent la proposition pour une provocation. A tout bout de champ, il professe ouvertement son incompréhension du droit du travail, « d’inspiration marxiste, car reposant sur la lutte des classes ». Provocation encore, lorsque la direction du personnel décide, en 1999, de libeller les feuilles de salaire avec la mention « prix payé par le client pour votre travail ». Condamné par la justice, Michelin devra revenir à un bulletin de paie plus classique. En forme d’épitaphe, il lâchait dans sa dernière interview : « Ce qui reste d’une vie, c’est ce qu’on a appris auprès des hommes. »
Source Article from http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2015/04/29/francois-michelin-est-mort_4625162_3382.html
Source : Gros plan – Google Actualités