Banlieue est de Paris, tout près du périphérique. Quatre anciens bâtiments d’EDF ont été reconvertis en un vaste squat : le Transfo, peuplé d’artistes, d’artisans, de voyageurs, tous un peu écologistes, anarchistes, altermondialistes… Depuis qu’en juin la justice a ordonné leur expulsion, le lieu vit au ralenti, et se dégrade. Seuls quelques irréductibles continuent à y vivre, barricadés derrière des grilles cadenassées.
Cela n’a pas empêché Amir Taaki, un Londonien de 26 ans, de s’y installer cet été pendant quelques semaines, car il avait à faire à Paris pour son travail. Amir Taaki est une célébrité au sein de la communauté mondiale du bitcoin, la principale monnaie électronique cryptée circulant sur le Net. Il est le coordonateur d’une équipe internationale d’une dizaine de bénévoles travaillant sur le projet « Dark Wallet », un portefeuille bitcoin conçu pour garantir l’anonymat des utilisateurs et la confidentialité des transactions.
Sur Dark Wallet, l’anonymat de l’expéditeur sera garanti par le procédé CoinJoin, consistant à combiner les flux de données de deux transactions distinctes, effectuées à peu près au même moment. Ainsi mélangés, les paquets de données deviennent illisibles pour un observateur extérieur.
Symétriquement, pour cacher l’identité du destinataire, Dark Wallet crée une « adresse furtive », une ligne de code chiffrée insérée dans le registre général des transactions (« blockchain »), déchiffrable uniquement par le destinataire. Il est alors impossible de récupérer l’historique des transactions associées à ces adresses.
Pour l’utilisateur de base, son maniement sera simple. Une version grand public — un simple module complémentaire à ajouter à son navigateur — sera disponible vers la fin de l’année.
En fait, Dark Wallet est la suite logique du développement du bitcoin. Depuis sa naissance, en 2009, cette monnaie anonyme et cryptée est considérée par les hackeurs libertaires comme un outil permettant d’échapper à la surveillance des autorités… Pour la génération de hackeurs arrivée à l’âge adulte au moment de la crise de 2008, l’ennemi principal est la finance — les banques de Wall Street qui ont plongé des pays entiers dans la misère, capté des masses colossales d’argent public, puis repris leur course folle pour continuer à s’enrichir aux dépens du reste du monde. Dans cette optique, la structure du réseau bitcoin est séduisante.
Le registre mondial unifié qui valide toutes les transactions (la blockchain) est géré collectivement, de façon décentralisée, par une armée d’acteurs anonymes. La création de nouveaux bitcoins (le « minage », qui a lieu à l’occasion de la validation des transactions) est assurée par des batteries de superordinateurs regroupés en pools, parfois concurrents, parfois associés. La blockchain est stockée et mise à jour en permanence dans les ordinateurs d’une myriade d’utilisateurs de base.
Malgré tout, si on dispose d’outils adaptés, on peut surveiller les transactions effectuées entre certains utilisateurs, et les identifier par recoupements. Déjà, des sociétés privées proposent des services d’espionnage du réseau bitcoin. Dark Wallet arrive donc à point nommé pour tous les utilisateurs de bitcoins ayant besoin de rester à l’abri des regards.
Dans le monde réel, Amir Taaki est un habitué des squats, où il aime vivre et travailler : « C’est excellent pour ma créativité, je côtoie d’autres projets novateurs dans des domaines très différents. Je découvre de nouveaux modes de gouvernance fondée sur le volontariat. En plus, il y a souvent de la place pour créer des espaces de travail en commun. »
Cela lui permet aussi de voyager à moindre coût, car les squats européens forment un vaste réseau informel de solidarité : « On me connaît, je suis le bienvenu un peu partout. J’ai grandi à Londres, mais aujourd’hui, je me sens chez moi partout en Europe, je suis un eurocitoyen, sans vrai point d’attache. Je bouge au gré de mes envies et des nécessités de mon travail. »
Amir Taaki a lancé le projet Dark Wallet à La Kasa de la Muntanya, le grand squat historique de Barcelone — une ancienne caserne au milieu d’un quartier touristique perché sur une colline, offrant un panorama magnifique sur la ville et le port. Depuis quelques années, La Kasa accueille de plus en plus de jeunes hackeurs, qui s’y installent avec leurs ordinateurs.
Amir Taaki a aussi des liens avec Cala Fou, une ancienne manufacture textile, à une heure de route de Barcelone, transformée par un groupe de militants en « colonie éco-industrielle postcapitaliste ». Cala Fou est à la fois un lieu de vie et un ensemble d’ateliers, dont un « hackeur space » dévolu au logiciel libre et à la sécurité des réseaux.
Le projet Dark Wallet repose en partie sur une équipe de hackeurs catalans, regroupés dans le collectif informel Unsystem, qui préfèrent travailler dans l’ombre. Pour s’ancrer dans la mouvance alternative locale, Amir Taaki a aussi attiré dans son équipe Enric Duran, cofondateur de la Cooperativa Integral Catalana, réseau de coopératives de production et de maisons communautaires. Depuis 2013, Enric Duran évite de trop se montrer, car il est recherché par la justice dans le cadre d’une affaire « d’expropriation militante » : il avait emprunté près de 500 000 euros auprès de différentes banques pour en faire cadeau à des associations militantes. Au vu de ses états de service, il a été nommé « économiste en chef » de Dark Wallet.
Solène Cravic, une documentariste française, qui a accompagné Amir Taaki dans ses voyages, a remarqué que le concept de monnaie alternative était déjà implanté chez les squatteurs catalans : « La Cooperativa Integral Catalana possède sa propre “monnaie locale sociale”, gérée collectivement, l’eco. Au début, les adeptes de l’eco et ceux du bitcoin se méfiaient les uns des autres, on sentait une rivalité. Mais le rapprochement est en train de se faire. La CIC s’est procuré des machines permettant d’acheter automatiquement des bitcoins avec des billets en euros. Elle veut les modifier pour qu’elles fonctionnent aussi avec les ecos. Les gens ont compris que les deux monnaies sont complémentaires : l’eco est mieux adapté pour les transactions locales, tandis que le bitcoin permettra à la coopérative de se tourner vers l’extérieur. »
De même, quand Amir Taaki va à Londres, il s’installe dans un squat : « C’est encore légal là-bas. Pas dans les immeubles d’habitation, mais dans les bureaux désaffectés. » Parfois, il séjourne aussi dans le « village de résistance » de Runnymede, un campement rudimentaire installé en forêt, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Londres.
Adolescent, Amir Taaki était déjà un hackeur : « J’ai piraté plusieurs fois le système informatique de mon école, j’ai fini par me faire virer. J’ai un peu fréquenté l’université, mais je n’ai aucun diplôme. Dans mon secteur, ils sont sans valeur.
A une époque, je faisais des allers-retours entre le squat de Barcelone et une université anglaise. Le contraste était énorme. Dans le squat, on vivait et on travaillait de façon solidaire, on partageait tout. A la fac, les étudiants se méfiaient les uns des autres, ils mettaient des cadenas partout. » Puis il a travaillé dans le logiciel libre, le jeu vidéo, et les sites de poker, mais il affirme que c’est fini : « Je ne veux plus perdre mon temps à travailler pour un autre. »
La vie de squat est devenue un ingrédient essentiel du projet d’Amir Taaki : « Comme je n’ai pas de loyer à payer, je survis avec très peu d’argent et je peux m’investir à fond dans Dark Wallet. » A certaines périodes, il est allé jusqu’au bout de sa logique : « J’ai pratiqué le “déchétarisme”, je récupérais de la nourriture encore comestible dans les poubelles des restaurants et des supermarchés. A Londres, par exemple, c’est facile, on trouve de tout, en parfait état de fraîcheur. »
Cela dit, Dark Wallet ne vit pas seulement de l’air du temps. Amir Taaki et ses amis ont lancé une campagne de crowdfunding (financement participatif) sur le site américain Indiegogo, qui a récolté plus de 50 000 dollars. Amir Taaki a aussi gagné des prix grâce à d’autres projets lors de concours d’innovations, et a décidé de consacrer l’argent à Dark Wallet.
Fidèle à ses principes, l’équipe de Dark Wallet fonctionne selon un mode de gestion égalitaire : « Nous sommes une coopérative, nos fonds sont placés sur un compte bitcoin en multisignature. La transparence est intégrale. Nous allons créer un compte pour les designers, un autre pour les développeurs, etc. Notre modèle est naturel et flexible. Rien à voir avec ces start-up où un type possède tout l’argent et exploite les autres. »
Bien évidemment, Amir Taaki sait que Dark Wallet pourra aussi devenir un outil d’évasion fiscale : « Chacun pourra créer son paradis fiscal personnel, et faire du blanchiment d’argent à volonté. » Dans sa bouche, ces mots n’ont pas de connotation particulière. Les dégâts éventuels sur les finances des Etats sont perçus comme des dommages collatéraux inévitables : « Aujourd’hui, les gens ordinaires paient beaucoup d’impôts, et les gens riches en paient très peu, grâce aux paradis fiscaux. Nous allons renverser cette situation, nous éloigner de ce capitalisme qui profite uniquement aux riches. »
« Beaucoup de professionnels du bitcoin restent à l’écart de sa dimension politique. Ce n’est pas mon cas : je m’en réjouis, je me l’approprie. Nous allons enfin pouvoir travailler pour nous-mêmes, contrôler nos revenus, sans contraintes. »
Amir Taaki
Cela dit, pour exister durablement, Dark Wallet devra être bien géré : « Je ne suis pas un hippie, je suis favorable à “l’anarchisme de marché”. Pour nous imposer, nous devrons être des hommes d’affaires brutaux et efficaces. Mon objectif n’est pas d’imaginer une vision utopique de l’avenir, mais de fabriquer des outils concrets qui permettront à des groupes organisés de faire la transition vers une vie plus libre. »
A Paris, Amir Taaki a travaillé avec un Français de 28 ans, « Laurent » (qui ne souhaite pas voir son vrai nom publié), le designer de Dark Wallet. Il a commencé dès l’âge de 14 ans dans le design de jeu vidéo, avant de travailler dans le webdesign et le marketing en ligne. Quand il a entendu parler du bitcoin, il a cru pouvoir s’en servir dans son métier : « J’avais monté ma boîte, mais j’ai découvert que mes clients préféraient me payer au noir. Je me suis dit que grâce au bitcoin, je pourrais toucher mon argent au black plus facilement. Puis j’ai compris que ce n’était pas une bonne idée : tout est enregistré sur la blockchain et sur les serveurs de certains opérateurs. » D’où l’intérêt d’un projet comme Dark Wallet…
Cet automne, Laurent a décidé de se consacrer à plein temps à Dark Wallet : « Ma mission est de créer une interface agréable qui attirera le grand public. Je vais aussi monter une petite équipe marketing qui fera connaître Dark Wallet. Nous devons construire une image positive du produit, créer l’envie, et nous éloigner de l’ambiance crypto-anarchiste complotiste. Je serre les boulons, je me soucie des détails et de l’expérience utilisateur — tout en essayant de ne pas dénaturer le rêve d’Amir. »
Ses revenus ont baissé, mais ça ne le tracasse pas : « J’ai fait des économies, et comme je bossais au noir, je touche le RSA en douce. Je m’en sers pour acheter des bitcoins, au début de chaque mois. » En plus, il fabrique son propre argent : « Je ne fais pas le minage de bitcoin, c’est trop compliqué, je me suis rabattu sur le litecoin, une autre cryptomonnaie, plus facile à gérer, que j’échange contre des bitcoins. » Le cours actuel est d’environ 87 litecoins pour 1 bitcoin.
Si vous payez vos impôts dans le 92, une partie de votre argent file directement dans la poche de la famille Balkany, ça ne m’incite pas à protéger le système en place. Si l’administration utilisait un système transparent comme la blockchain pour gérer ses finances, le détournement de fonds deviendrait plus difficile. »
Laurent, Paris
Il estime ces sacrifices justifiés, car il a le sentiment de participer à une grande aventure : « Je me situe à la limite entre le business et l’activisme. Dark Wallet est l’application qui va vraiment lancer le bitcoin dans le tissu économique traditionnel. Il va faciliter la vie des petites entreprises qui veulent échapper à l’étouffement administratif. »
Source Article from http://www.lemonde.fr/pixels/visuel/2014/10/18/dark-wallet-les-anarchistes-de-l-argent_4508228_4408996.html
Source : Gros plan – Google Actualités