Je ne les comprends pas. C’est un mystère total, j’ai l’impression d’être face à des extraterrestres. » On imagine une telle sentence dans la bouche d’une septuagénaire aigrie regardant passer des adolescentes en minishort… Pas du tout. Juliette a 31 ans, elle-même ne boude pas les tenues légères, quand la météo s’y prête. « Je me suis sentie vieille », confesse tristement Ninon, à peine trentenaire elle aussi, journaliste dans un quotidien national. « Ils m’ont renvoyé une image terrible de mon travail », déclare Louis, grand brun aux yeux clairs, chef de service dans une entreprise qui conçoit des sites Internet. « Si tu les mouches, ça fait vieux con ; si tu ne dis rien, tu les laisses croire qu’ils ont tout compris. Il n’y a pas d’issue », soupire encore Marie.
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« Je ne m’en remets pas, je suis bouche bée », résume simplement Héloïse, qui travaille dans un cabinet d’avocats. Tous ces trentenaires aux accents traumatisés ont été confrontés au même fléau. Après des années de galère, de stages en CDD à répétition, à peine installés à leurs postes si chèrement acquis, ils ne savaient pas qu’une nouvelle épreuve du feu les attendait. Ils ne savaient pas qu’il leur faudrait bientôt affronter la redoutable génération Z. Ou génération Y, selon la tranche d’âge que l’on considère. Ou génération alpha. Ou encore génération C, pour communication ; il existe autant d’expressions que de faiseurs de tendance en quête de formule choc. Mais il s’agit bien des « vingtenaires », nés dans les années 90, qui arrivent en ce moment même sur le marché du travail, en stages ou en premiers contrats. Avec leurs petites habitudes bien à eux.
On ne va pas enfiler les exemples, mais voici quelques perles. « J’ai travaillé avec un stagiaire qui est arrivé en retard tous les matins, tout au long des trois mois, se souvient Louis, 35 ans. Il s’excusait en souriant, l’air de dire « Ça va, c’est pas très grave ». Le 91e jour, son stage était donc fini, le type se pointe devant mon bureau, à 9 heures pétantes. Je lui demande ce qu’il fait là, il me répond : « C’était juste pour te montrer que je pouvais être ponctuel. » J’ai demandé s’il se foutait de moi, il a souri.» Louis secoue la tête, sincèrement désemparé. « J’ai aussi eu un jeune homme qui m’a annoncé qu’il quittait le stage, parce qu’il estimait qu’il n’y avait pas assez de perspectives. Il était là depuis quatre jours. Il est parti. »
Marie, jolie brune de 32 ans, est manager dans une grande association. « Nous étions à un salon professionnel, un événement un peu guindé, raconte- t-elle. Le vice-président du Crédit coopératif était là ; c’est un monsieur d’une soixantaine d’années, tout le monde le vouvoie et lui serre la main respectueusement. Et, là, arrive une jeune chargée de mission, une fille de 23 ans. Elle fend la foule pour arriver jusqu’à lui, et elle lui tape la bise en lui mettant la main sur l’épaule. Il était ravi. Elle est fraîche, je ne peux pas dire le contraire… Mais c’était gonflé. » A l’écouter, on sent la jeune femme tiraillée entre une furieuse envie d’arracher les yeux de l’effrontée, et le regret de ne pas savoir faire la même chose avec autant de naturel. Car, des anecdotes, Marie en a plein sa besace. « J’ai eu une stagiaire qui m’a demandé si elle pouvait partir dix minutes plus tôt, parce qu’elle était arrivée avec dix minutes d’avance le matin. J’ai eu une étudiante en thèse qui a interrompu une table ronde à laquelle elle s’était incrustée en commençant sa phrase par : « Pour info, je ne sais pas si vous connaissez… » Mais encore heureux qu’on connaît, c’est notre boulot ! Ils n’ont peur de rien : les types ont 25 ans, ils se présentent sans problème comme fondateur de je ne sais quoi, vice-président ou délégué général de structures dans lesquelles ils ne sont que deux. »
On sent que le sujet la travaille. Elle se reprend immédiatement : « Ils sont motivés, je veux quand même le dire. Ils sont capables de travailler la nuit s’il le faut. C’est pénible, on préférerait qu’ils travaillent aux heures de bureau… Mais enfin ils travaillent, énormément pour certains. Mais il y a un petit côté naïf. Ou prétentieux. »
Pendant que Louis et Marie – une génération qui a conquis ses premiers postes dans un marché déjà saturé par le chômage en faisant assaut d’obséquiosité, d’humilité, voire de docilité – s’étouffent avec leur Valda, les plus vieux, eux, se penchent avec curiosité sur cette nouvelle livrée. Des dizaines de guides et d’articles à destination des chefs d’entreprise livrent leurs astuces pour appréhender ces jeunes chiens fous, que l’on dit créatifs et audacieux, mais aussi, hélas, rétifs à la hiérarchie et impossibles à fidéliser. « Textos à 1 heure du matin, tchat avec son boss, consultation des courriels pro en rentrant de soirée, les habitudes de vie personnelle et de travail seront mélangées », avertit un article des Echos. « La génération mutante est une bombe à retardement pour l’entreprise», prophétise un autre, toujours dans les Echos. Les spécialistes des ressources humaines conseillent d’éviter les «réunions à rallonge, les entretiens annuels trop rigides, les chaînes de décision interminables ». Pour dompter les fauves, il faudra leur proposer des challenges, et les féliciter, aussi, beaucoup.
Héloïse, 32 ans, est directrice de la communication dans un grand cabinet d’avocats. Tailleur-pantalon impeccable et cheveux lisses, elle voudrait garder son calme, mais elle est excédée : « Quand je vois le grand boss du cabinet qui va assister à une conférence sur le management de la génération Y, ça me désespère, je ne comprends pas qu’il soit si indulgent. Moi, je suis scandalisée. Ça fait quatre ans que je travaille ici, j’ai eu une dizaine de stagiaires. Il y en a eu deux qui voulaient bien faire ce que je leur demandais. Les autres choisissent leurs sujets, et disent franchement quand ça les saoule. Je passe des heures à négocier avec eux pour obtenir un glorieux « OK, mais ça m’ennuie vraiment ». Il y a des stagiaires qui sont partis en week-end le vendredi soir et qui ne sont jamais revenus. C’est devenu une vraie source de stress. Moi, j’étais corvéable à merci, je ne disais jamais non, je n’aurais jamais osé quitter un stage. »
Paradoxe : en 2015, ce sont les jeunes actifs en poste depuis moins de dix ans qui se retrouvent à avoir des réactions de vieux. « Je suis outrée par l’insolence de mon stagiaire, constate Ninon. Il arrive à me faire sentir réac, hyperconservatrice. » L’auteur de ce témoignage poignant a… 29 ans. « Première réunion, il est sur son portable pendant que je lui parle. Je lui fais la remarque, il me répond : « Ouais, ouais, mais continue, je t’écoute. » Je lui commande un article, il me dit : « Pardon, mais c’est vraiment pas intéressant. » Et quand je fais des corrections sur son « œuvre », il me dit qu’il préfère qu’on laisse comme ça et me propose qu’on en reparle après le déj. Evidemment, ce n’est pas une généralité, j’ai aussi eu une stagiaire hyperefficace et motivée. Mais, dans l’ensemble, je trouve qu’il y a une morgue qu’on n’avait pas, et une assurance de connaître par avance les ficelles du métier. »
C’est le même genre de situations qui a poussé Marion Galy-Ramounot à signer dans lefigaromadame.fr un article au ton léger mais aux lourdes conséquences.
La journaliste – trentenaire – y croquait avec humour « le stagiaire roi : ce monstre de la génération Y ». « Il est insolent, méprisant, familier, insubordonné, blasé. Pire, à l’heure du 3.0, il vous domine un peu, avouez-le. Il a 12 000 followers sur Twitter, vous en avez 23. Vous repassez vos cinq chemises hebdomadaires le dimanche soir devant « Capital », il pratique les casual monday, tuesday, wednesday, thursday (en plus du casual friday). Il tutoie le N + 3, celui qui vous confond avec l’assistante de direction (quand il ne vous ignore pas). En fait, vous êtes un peu jaloux. Jaloux du fait qu’un jour pas si lointain, s’il n’est pas en prison, il sera peut-être à votre place, avec une chemise hawaïenne, un smoothie au chou kale et une équipe qui fera de lui un gourou. »
L’auteur a beau insuffler une dose d’autodérision en remarquant que l’exaspération est aussi teintée de jalousie, certains n’ont pas été sensibles au geste. Les Inrocks ont immédiatement dégainé un contre-article, l’expert cité dans le texte s’est offusqué que ses propos aient pu être utilisés pour servir un tel brûlot et, sur Twitter, la journaliste a essuyé des centaines de messages de stagiaires ulcérés : « Autour de 436 € moins la somme des tickets restau. Parfois moins. Une fois j’ai dû tenir trois semaines avec 113 €. A Paris. #MaVieEnStage », « On échange nos postes @MarionGR ? Je te vois déjà pleurer. #MaVieEnStage ».
Source Article from http://www.marianne.net/18-25-ans-generation-gonflee-gonflante-100237584.html
Source : Gros plan – Google Actualités